Entretien sur les questions raciales en Amérique et la politique étrangère

(L) Reuben Brigety, Dean of GWU's Elliott School and (R) Assistant Secretary, Linda Thomas-Greenfield.

Entretien sur les questions raciales en Amérique et la politique étrangère Linda Thomas-Greenfield, secrétaire d’État adjointe aux Affaires africaines, et Reuben Brigety, ancien ambassadeur américain auprès de l’Union africaine, doyen de l’École des Affaires étrangères de l’université de Georgetown

Auditorium Burns

Département d’État Washington

le 13 septembre 2016

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Reuben Brigety : En ce mois de septembre 2016, nous sommes à Washington, et nous vivons la dernière année – les derniers mois – de mandat du premier président afro-américain des États-Unis. La Marche sur Washington s’est déroulée il y a cinquante ans. Plus d’un siècle et demi s’est écoulé depuis la fin de l’esclavage. Pourquoi aborder le dossier racial ?

Linda Thomas-Greenfield : C’est la grande question qui se pose. Nous abordons le dossier racial parce qu’il est nécessaire de le faire. Nous abordons ce dossier parce que nous, les diplomates, un grand nombre d’entre vous ici présents, vous, l’ancien diplomate, nous tous devons expliquer au monde entier que notre tâche consiste non seulement à expliquer les événements qui se produisent dans les pays où nous travaillons, mais aussi à expliquer au monde entier les événements qui se produisent aux États-Unis. Et nous devons aborder ce dossier en toute aisance. Or j’ai eu des échos de nos collègues en poste en Afrique et de nos collègues du département d’État exprimant leur manque d’aisance face à cette question. Ils ne savent pas comment aborder ce dossier. Ils ne savent pas vraiment quoi dire. On nous a accusés d’être hypocrites et parfois nous avons l’air de l’être. Il fallait donc trouver un moyen d’aborder la question et il m’a semblé que la meilleure manière pour nous, au Bureau des affaires africaines, était de débattre en interne des questions raciales. Personnellement, le débat me tient à cœur en raison de mon parcours, parce que j’ai grandi dans le Sud à l’époque de la ségrégation, dans cette atmosphère et alors que le racisme était légal, et parce que j’ai un fils et neuf neveux noirs qui sont confrontés quotidiennement à ces questions.

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Nous avons commencé par dire que nous étions une Amérique non raciale, une société non raciale. Nous avions élu le premier Afro-Américain à la présidence des États-Unis. Par conséquent, nous avions dépassé la notion raciale. Il y a huit ans, nous avons donc commencé à dire que, aux États-Unis, nous vivions dans une société post-raciale. Pourtant, nous étions nombreux à savoir que nous n’avions pas encore atteint le nirvana, que nous ne vivions pas dans une société post-raciale. Puis brusquement – enfin, non, pas brusquement – nous avons recommencé à entendre parler dans la presse de jeunes Noirs tués par des policiers et le mouvement Black Lives Matter s’est mis à prendre de l’ampleur dans le pays. Pour couronner le tout, en pleine campagne électorale présidentielle, des policiers ont été tués et l’affaire s’est invitée dans le débat politique. Et soudain, la question raciale est devenue un sujet très sensible. Les Afro-Américains étaient très gênés de faire part de leurs sentiments sur les événements et les Américains blancs étaient très gênés de discuter avec les Afro-Américains par peur de se faire taxer de racistes s’ils voyaient les choses autrement. Voilà pourquoi il est nécessaire d’aborder ce dossier maintenant.

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En travaillant dur, on peut y arriver. On peut surmonter l’adversité. On peut triompher du racisme. Et beaucoup d’entre nous en sont l’illustration, c’est parfaitement vrai. Mais cela ne change rien au fait que certaines idées et points de vue profondément ancrés ont des répercussions sur la communauté afro-américaine et sur les personnes de couleur en général et que les opinions d’un tiers peuvent influer sur le potentiel de progrès d’une personne.

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Mais je voudrais aussi insister sur un point important, parce que je sais que lors de nos entretiens avec nos collègues africains, ils posent la question : en quoi est-ce différent aux États-Unis, pourquoi cette différence, pourquoi la police américaine peut-elle se livrer à des brutalités et pas la nôtre ? En fait non, les brutalités policières ne sont normales nulle part. Ce que je peux dire, c’est que les États-Unis sont dotés d’institutions. Nous avons un régime qui permet d’exposer ses doléances. Nous avons une justice qui fonctionne et peut entendre certains de ces griefs. Je crois donc que, chez nous, nous avons parcouru un long chemin. Je ne perds pas espoir. Je sais que nous pouvons aborder ces questions et qu’elles peuvent être résolues dans notre pays. C’est pourquoi je ne vois pas la situation comme une crise. Une situation se transforme en crise lorsqu’elle ne peut être résolue et qu’on ne connaît pas les solutions. Nous connaissons les solutions. Nous savons que nous pouvons nous rendre dans les communautés pour entamer le dialogue.

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Au bout du compte, j’ai le sentiment que nous allons dépasser tout ça et que notre pays va en sortir grandi. Nous pouvons débattre de ces questions, nous pouvons… nous sommes en Amérique, après tout, on peut descendre dans la rue, faire entendre sa différence, comme vous l’avez signalé, et s’exprimer sans craindre de se faire arrêter pour avoir affirmé son opinion. Et nos institutions, l’histoire de notre pays, je crois, nous aideront à traverser cette période de crise que nous vivons actuellement. Je pense que nous allons passer à autre chose après les élections.

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Vous savez, je crois que nous sommes une société extrêmement multiraciale et que nous dialoguons en permanence au-delà des races. Certains d’entre nous disent que le dimanche est le jour le plus empreint de ségrégation aux États-Unis parce que les Noirs vont dans des églises noires et les Blancs vont dans des églises blanches et que les deux communautés ne se rencontrent pas, mais ils ont tort, elles se rencontrent. Nous nous rencontrons au quotidien avec nos enfants à l’école, nos enfants ont des relations multiraciales et il existe donc véritablement des occasions de franchir les barrières et de débattre du sujet, à mon avis. Il faut juste que les gens prennent en quelque sorte leur courage à deux mains et se décident à aborder la question. Et ce ne sera sans doute pas un moment agréable.

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Je crois que notre pays a parcouru beaucoup de chemin et que nous avons accompli chez nous des progrès considérables sur les relations raciales et les réalisations de différentes catégories de populations, qu’il s’agisse d’Afro-Américains, d’immigrants originaires d’Afrique ou venus d’ailleurs dans le monde. Je crois que notre pays est accueillant et que nos valeurs fondamentales sont des valeurs qui respectent les droits de l’homme ainsi que les droits de tous. C’est au cœur de notre système. Et ce n’est pas parce que nous avons ces problèmes que cela va changer. Mais je sais que ces questions vont finir par ne plus faire les gros titres du Washington Post et du New York Times. En revanche, elles resteront dans les préoccupations des différentes communautés et je vous encourage tous à chercher comment vous pouvez faire évoluer les choses, changer la vie des gens ; que ce soit en Afrique ou aux États-Unis, je vous invite à rechercher ces occasions. Je ne veux pas entendre – et je l’ai entendu – de jeune Africain dire : « J’ai peur de venir aux États-Unis parce que, on ne sait jamais, je peux me faire tuer » ou « J’ai peur de conduire parce que si je me fais arrêter par la police, je risque de me faire tuer. » C’est ce que j’ai entendu lorsque j’ai rencontré de jeunes Africains au cours de mes voyages sur le continent. Et ces craintes ne sont pas justifiées : ce que nous voyons aux informations n’est pas l’Amérique, c’est une petite partie de ce qui se passe dans une société qui continue d’évoluer. Nous devons faire en sorte d’améliorer ces situations, pas uniquement chez nous, mais aussi dans d’autres pays du continent africain.

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